POUR
CONCLURE
(PROVISOIREMENT)
Plus on tente de pénétrer à l’intérieur du druidisme, plus on a l’impression que celui-ci se ferme. Le manque de documents fiables oblige à demeurer à l’extérieur du sujet, et si cette position peut garantir une certaine objectivité, une certaine vue d’ensemble, elle est fort inconfortable quand il s’agit de comprendre le sens profond de la doctrine que les druides enseignaient pendant vingt ans à leurs élèves, dans leurs retraites ténébreuses de la forêt celtique. La vision objective qu’on peut en avoir est nécessairement incomplète. Et elle est évidemment faussée par une tendance à rationaliser selon les critères de l’humanisme méditerranéen.
C’est dire que cette étude sur le druidisme n’est qu’une approche du sujet, patiemment élaborée à partir des éléments les plus représentatifs de ce que pouvait être le druidisme au temps de l’indépendance celtique, aussi bien en Gaule qu’en Irlande et en île de Bretagne. Que serait devenu le druidisme si les Romains n’avaient pas envahi la Gaule puis la Bretagne ? Personne n’en sait rien. Mais l’exemple de l’Irlande, qui ne connut pas l’occupation romaine, prouve que le druidisme aurait quand même disparu, se fondant dans le christianisme primitif, encore vibrant du message de résurrection christique. Cela n’est pas une hypothèse, mais une réalité : le druidisme s’est dilué dans le christianisme des premiers âges.
La meilleure explication de ce fait réside dans la parenté qui devait exister entre le druidisme et le message évangélique. Ce ne pouvait pas être une parenté de forme, mais une identité de vision : l’immortalité de l’âme et la résurrection. Jésus apportait en quelque sorte la preuve de ce qu’affirmaient les druides. Tout le reste, c’est-à-dire les querelles entre druides et missionnaires chrétiens, n’a été que rivalités et luttes d’influence pour conserver les meilleures places dans la société. À partir du moment où deux traditions se rejoignent sur des positions essentielles, il se produit une synthèse, et non plus un syncrétisme. C’est ce qui est arrivé, même si l’apport druidique dans le christianisme primitif a été nié, combattu et délibérément écarté. Mais c’est souvent en remontant le temps, à travers les spéculations du christianisme celtique tel qu’il a été vécu en Irlande et dans les communautés bretonnes, qu’on arrive à comprendre ce que pouvait être la religion druidique. Une tradition religieuse, surtout lorsque son emprise a été très forte – c’est le cas du druidisme –, ne disparaît jamais pleinement. À cet égard, ce qui s’est passé le 27 juin 1970, en Bretagne, lors d’une cérémonie chrétienne au sein de l’Église celtique restaurée, rattachée à l’orthodoxie, est profondément significatif. Un des membres de cette Église celtique, voulant quitter cette Église, sollicita de son supérieur, l’archevêque Iltud, sinon une bénédiction apostolique, du moins une filiation initiatique. L’archevêque accepta et déclara dans un avertissement préliminaire : « Mon intention est de donner à X toutes les lignées initiatiques dont je suis détenteur et particulièrement celles des lignées qui ont pu passer dans les églises depuis les druides mes prédécesseurs, par exemple au moment de la consécration des druides aux charges d’évêques »[368]. On sait en effet que Patrick et ses premiers disciples ont baptisé, ordonné et consacré de nombreux membres de la caste sacerdotale druidique. On peut tirer de cela les conclusions qu’on voudra mais il est certain que, bien souvent, on cherche des druides là où ils ne sont pas et on côtoie des druides sans le savoir. Allons même plus loin : il y a des héritiers des druides qui ne savent pas qu’ils sont dépositaires d’une lignée initiatique.
Cela dit, et en écartant toutes les affabulations qui ont été répandues sur le sujet, il est possible d’avoir une idée d’ensemble du druidisme. C’était donc une religion d’origine incontestablement indo-européenne, parallèle aux religions de l’Inde, de la Grèce, de Rome et de la Germanie. Mais, comme toute religion ancrée dans un pays déterminé, confrontée aux anciennes croyances des populations aborigènes, le druidisme s’est chargé d’éléments qui n’appartenaient pas au fonds originel indo-européen. Si la structure même de la hiérarchie sacerdotale et la répartition trifonctionnelle qui caractérisent son « panthéon » sont indubitablement d’essence indo-européenne, de nombreuses croyances et de nombreux rites ne semblent pas avoir la même origine. D’où la spécificité du druidisme. D’où les références possibles à des religions antérieures comme les cultes mégalithiques et les cultes solaires de l’Âge du Bronze nordique. Car, de toute façon, le druidisme a une coloration nordique par rapport aux religions méditerranéennes. Il paraît plus proche de la religion germanique et même des religions finno-ougriennes que de la religion de la Grèce classique et de celle de la Rome républicaine. C’est même dans cette perspective « nordique », concernant l’immense plaine asiatico-européenne qui va du Pacifique à l’Atlantique, que le druidisme a des croyances et des pratiques semblables à celles du chamanisme. Là, l’héritage des Scythes se fait sentir, eux qui furent les médiateurs entre l’Orient et l’Occident, mais par le nord. Les Grecs de l’Antiquité n’avaient peut-être pas tort lorsqu’ils confondaient les Celtes et les Germains sous la vague appellation d’Hyperboréens. Et si ce n’est pas une vérité, c’est néanmoins un indice.
Ce qui peut encore être mis en évidence, c’est le caractère social du druidisme. Jamais une religion n’a fait autant corps avec le groupe social, assurant à celui-ci son équilibre et sa raison d’être, réalisant le couple druide-roi, semble-t-il, à la perfection, le roi n’existant pas sans le druide, ni le druide sans le roi. C’est la preuve du monisme fondamental qui caractérise la pensée druidique : rejet définitif du faux problème de la dualité, vision dialectique de l’univers, unité et multiplicité de la Divinité, tendance certaine à un pur monothéisme, Dieu étant unique et multiple dans ses manifestations.
C’est dire que le druidisme ne s’est pas contenté de rassembler et de mettre en ordre certaines pratiques rituelles plus ou moins magiques. Le druidisme avait une portée spirituelle que les Grecs et les Latins ont admirée sans la comprendre, mais dont ils ont assurément porté témoignage. Le druidisme a été certainement l’une des plus grandes et des plus exaltantes aventures de l’esprit humain, tentant de concilier l’inconciliable, l’individu et la collectivité, Dieu et la créature, le Bien et le Mal, le Jour et la Nuit, le Passé et l’Avenir, la Vie et la Mort, raisonnant selon des termes hétérologiques et spéculant hardiment sur le Devenir qui est mouvement perpétuel dans un temps aboli.
Certes, il est impossible d’aller très loin dans l’exégèse. Par ses obscurités, souvent voulues par les druides eux-mêmes, peu soucieux que leur doctrine se répandît n’importe où et n’importe comment, le druidisme excite l’imagination. On sent confusément qu’il y avait là les germes d’une tradition occidentale parfaitement adaptée aux peuples de l’Europe. Ceux qui cherchent désespérément à retrouver leurs racines spirituelles dans cette Europe du nord-ouest en sont parfois réduits à se tourner vers l’Orient. Mais l’Orient a aussi ses mirages. En tout cas, l’Orient a sa propre logique qui n’est pas forcément la nôtre, et le christianisme, qui lui aussi est oriental, a faussé le jeu normal de l’évolution occidentale.
Plus que jamais, en cette époque d’interrogations et de mutations, la question qui se pose est celle-ci : Qui sommes-nous ? Le druidisme aurait dû pouvoir nous donner une réponse. Est-il trop tard ?
C’est à chacun d’accomplir sa quête et de donner sa réponse.
Bieuzy-Lanvaux, 1984.